Ce bel homme
Qu’on voit sur la photo est mon grand-père
maternel. Regard digne d’acteur américain des années 50te, ce regard tourné au
loin, vers une personne aimée qui n’apparaît pas sur la photo et qui, je
suppose, n’était même pas présente, ce regard qu’on imagine charmeur et
charmant …
J’étais sa seule petite-enfant, père lui-même de
trois filles et d’un garçon, il n’a eu que moi pour gâter, aimer et passer
beaucoup de temps avec moi. Des clichés où il me donne le biberon, plus tard où
fait le cheval par terre, moi au dessus, brossant sa crinière qui virait au
blanc argenté et un sourire grand comme ça.
Quand j’étais chez mes grands-parents, ce qui
arrivait vraiment très, très souvent, il me nommait assistante en chef dans sa
cave-atelier. Il construisait des meubles, des lampes, sculptait le bois. Il
rabotait et j’avais la charge de ramasser les boucles dorées qui sentaient bon
l’essence en cours de travail.
J’avais le droit de me servir de la pierre
aiguiseuse, celle qui tournait autour d’un axe qu’il fallait mettre en route
avec la force des bras, nul besoin d’électricité pour ses travaux, il aimait,
je crois, la manière ancienne, où chaque coup est porté avec précision et après
mûre réflexion.
C’était l’homme qui conduisait ma grand-mère aux
courses et qui disparaissait aussitôt dans le rayon vices et clous, comparant
le pas de celle-ci et pesant le pour et le contre de cette cheville. Jamais je
ne l’ai vu ressortir sans une petite boîte en plastique qui allait rejoindre un
des nombreux tiroirs dans son atelier.
J’avais aussi dans mes attributions de trier les
clous avec toujours la mise en garde : ne te blesse pas, c’est quand même
assez dangereux …
Ma grand-mère, qui avait travaillé comme boucher
et qui, elle, n’avait pas de faible particulier pour les clous mais bien pour
des couteaux hyper-aiguisés et tranchants comme des sabres japonais, est
remonté un jour de son atelier avec un des ces objets, eux, vraiment dangereux,
comme à son habitude la pointe tourné en dehors et moi je l’ai croisé dans le
tournant qui menait à la cave. Elle m’a effleurée avec son couteau-arme et m’a
entaillée la main gauche. Bien entendu, j’ai commencé à hurler comme un porc qu’on
égorge et mon grand-père a tout laissé tomber pour me venir en aide. En voyant
le sang qui gouttait par terre il a commencé à disputer ma grand-mère comme
jamais je ne l’avais entendu lui parler… je n’avais rien de grave, juste la
peau ouverte et une bonne quantité de sang qui en sortait, mais il ne me
manquait pas de doigt ni de main quand même J
Ma grand-mère, bizarrement, ne supportait pas la
vue du sang humain, oui, j’en conviens, c’est assez étrange pour une femme qui
vous détaillait une demi-vache sans sourciller, ce fut donc mon grand-père qui
s’occupa de ma « blessure »
Ma marraine qui rentrait pour manger à midi,
n’avait pas encore franchi le pas de porte que mon grand-père lui avait déjà
lancé : ta mère a failli assassiner
la petite J
Oui, j’étais la prunelle des ses yeux, sa
petite, sa bien-aimée !
Je l’ai suivi musicalement en choisissant, un
peu malgré moi, la clarinette comme instrument. J’allais aux répétitions de
musique avec lui et quand j’étais la seule « jeune » j’avais
l’immense privilège de jouer la partie de première clarinette avec lui, chose
qui m’était défendue les jeudis de répétition. Mon oncle, fils de mon
grand-père avait en effet peur qu’on lui dise qu’il me faisait des faveurs que
les autres n’avaient pas et à cause de cette peur, « officiellement »
j’étais 3me clarinette même quand les autres pas meilleurs que moi avaient déjà
atteint les premières, voire les « solos » J
Mais les mardis, j’étais 1re
clarinette, je me mettais en compétition avec lui, j’essayais de faire aussi
bien, de jouer les traits difficiles aussi vite que lui et un bon jour … je l’ai dépassé en virtuosité. Il m’a
laissée partir au rang des clarinettes « solo » sans laisser paraître
un brin de tristesse, bien au contraire, il racontait avec fierté à ses amis
que j’étais devenue meilleure que lui. C’était un vrai acte de grandeur et
d’amour quand on sait qu’il jouait son instrument depuis plus de 35 ans …
Mon grand-père m’a soutenue très souvent,
c’était lui qui m’a dit quand je lui ai annoncé que j’étais enceinte de ma
troisième : là où il y a de place pour deux, il y a de la place pour
trois.
Heureusement il a connu tous mes enfants et eux
ont gardé un beau souvenir de lui, même si, l’âge faisant, le
charmeur-charmant, devenait de plus en plus grincheux et, oui, tout simplement
… vieux.
Comme avec tous les disparus qui ont compté dans
votre vie, il n’est pas resté le vieux monsieur que j’ai vu sur son lit de mort
quelques heures avant qu’il parte rejoindre ma grand-mère mais bien ce
grand-père artisan, artiste, musicien et homme formidable qui faisait
chavirer les cœurs des copines de ma grand-mère.
Quel joli portrait qui a fait ressurgir de bons souvenirs de mon propre grand-père , merci !
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